Le marché des bons du Trésor a connu un séisme en ce début d’année, avec une hausse brutale et inédite des taux. Réda Hilali, président de l’Association des gestionnaires de fonds, évoque dans cet entretien les raisons de ce choc et ses conséquences sur les OPCVM, un des principaux canaux de placement de l’épargne publique.
Le vendredi 6 janvier 2023 sera une journée inoubliable pour les gestionnaires de fonds obligataires, investis principalement en bons du Trésor. Ce jour-là, les taux des bons du Trésor ont connu une hausse brutale et sans précédent dans l’histoire du marché. Conséquence : une chute vertigineuse de la valorisation des fonds obligataires qui ont accusé des pertes estimées, selon nos calculs, à au moins de 20 milliards de dirhams (rien que sur les fonds obligataires et sans compter les portefeuilles bancaires et ceux des institutionnels). Des milliards qui se sont évaporés en une seule journée !
Dans cette interview, Réda Hilali, qui s’exprime ici en sa qualité de président de l’Association des gestionnaires de fonds (ASFIM), revient sur ce ‘vendredi noir’ au sein du marché. Il nous explique les raisons qui ont conduit à cette hausse des taux, son impact sur les fonds sous gestion, et la façon dont les gestionnaires comptent rattraper les pertes subies en ce début d’année.
Le marché marocain a déjà connu des périodes de hausse de taux similaires, notamment entre 2007 et 2008, puis entre 2011 et 2013.
Médias24 : Le marché obligataire a connu un grand choc en ce début d’année, avec une hausse brutale des taux des bons du Trésor le 6 janvier. Comment s’explique cette situation ?
Réda Hilali : Cette hausse est liée d’abord au contexte économique et financier. Or, on ne peut comprendre ce qui se passe aujourd’hui sans rappeler les faits marquants de l’année 2022, qui a été une année exceptionnelle à plusieurs égards.
Après avoir surmonté une pandémie et un ralentissement de la croissance, l’économie mondiale a enregistré une forte reprise de la demande, qui a été confrontée à des ruptures de chaîne d’approvisionnement et s’est traduite par une hausse de l’inflation. Cette dernière a ensuite été exacerbée par le conflit russo-ukrainien et les impacts majeurs qu’on lui connaît sur les prix de l’énergie en 2022. L’inflation a, de cette façon, atteint des niveaux sans précédent, avec des pics à 9,1% aux Etats-Unis à fin juin, autour de 8,3% au Maroc à fin septembre, et jusqu’à 10,6% en Europe à fin octobre.
Afin de contenir cette tendance inflationniste, les banques centrales internationales ont été contraintes de mener des resserrements de politiques monétaires. Ces mesures se sont traduites par des hausses prononcées de taux directeur : de +2,5% en Europe en quelques mois à +4,25% aux Etats-Unis, contre +1% au Maroc entre septembre et décembre 2022. Ces hausses de taux directeur ont eu pour conséquence directe une hausse globale des taux d’intérêt.
La situation des finances du Maroc entre également en jeu. Le Trésor a réussi à boucler un exercice budgétaire compliqué en 2022. L’Etat a augmenté sensiblement l’enveloppe allouée à la compensation afin de contenir la hausse des prix, tout en maintenant un budget d’investissement élevé. Le déficit initialement prévu a tout de même été respecté, grâce à des recettes fiscales en forte progression notamment.
– Quels effets ces changements ont-ils eu sur le marché obligataire ?
– Sur le marché primaire, l’inflation et le resserrement monétaire ont eu pour effet d’orienter la demande des investisseurs essentiellement vers les bons du Trésor à maturité court terme, dans un contexte d’aversion globale au risque. Lors de ses levées, le Trésor a consenti des hausses importantes de taux sur ce segment. Ce dernier a également réussi à financer une partie non négligeable de ses besoins de financement à l’international. Les mécanismes de financement innovants ont, en parallèle, permis aux investisseurs qui le souhaitaient d’investir à long terme, moyennant un taux de rendement relativement élevé, ce qui a réduit davantage leur appétit pour les bons du Trésor à maturité longue.
Cette conjoncture a eu pour conséquence des hausses globales de taux. A titre d’illustration, le taux 2 ans est passé de 1,74% fin 2021 à 3,69% au Maroc au 6 janvier 2023, soit environ +2%, tandis qu’il a bondi de +3% en Europe et de +2,74% aux Etats-Unis en 2022.
Pour ce qui est du taux 10 ans, on a également assisté aux mêmes amplitudes de hausse, avec une progression de +1,88% au Maroc, passant de 2,33% à 4,21% au 6 janvier, contre +2,4% aux Etats-Unis et en Europe en 2022.
Je voudrais rappeler que le marché marocain a déjà connu des périodes de hausse de taux similaires, notamment entre 2007 et 2008, puis entre 2011 et 2013. Durant cette deuxième période plus récente, le taux 10 ans avait notamment progressé de +1,53%. A court terme, les OPCVM obligataires avaient naturellement subi des baisses de prix, à l’image de la conjoncture actuelle.
Puis, les niveaux de taux rehaussés avaient à plus long terme permis de profiter de meilleurs rendements obligataires ; une attractivité qui s’est traduite par une multiplication de la taille des OPCVM taux par deux, passant d’un actif total sous gestion de 212 milliards DH fin 2013 à près de 400 milliards DH fin 2019.
La mise en place d’un nouveau modèle de valorisation a eu pour effet immédiat un ajustement des taux pour tenir compte des nouvelles conditions de marché.
– La hausse des taux est bien sûr due à l’ensemble de ces éléments objectifs et était déjà anticipée. Mais à la différence de l’Europe ou des Etats-Unis, au Maroc, la hausse des taux des bons du Trésor a été brutale et s’est faite sur une seule journée, ce qui lui a donné des airs de tsunami. Que s’est-il passé au juste au cours de cette journée du 6 janvier ?
– Pour expliquer ce qui s’est passé durant cette semaine de janvier 2023, il faut revenir aux fondements historiques du marché obligataire.
Depuis 2004, à l’image de tout marché en progrès constant, le marché secondaire des taux marocain n’a cessé d’optimiser son fonctionnement et son modèle de valorisation des produits de taux. L’écosystème financier marocain restait tout de même conscient des limites du modèle de fixation des taux secondaires, et du manque de réactivité des prix des obligations face aux faibles volumes échangés. Pour perfectionner le fonctionnement de ce marché, tous les efforts ont été fournis dans le cadre de travaux collectifs entre régulateurs, opérateurs de marché et le Trésor.
L’impact sans précédent des événements marquants de l’année 2022 sur les taux a mis en exergue les limites du modèle de valorisation existant et la nécessité de l’améliorer. L’engagement de tous les acteurs a abouti, durant la première semaine de l’année, à la mise en place d’un nouveau modèle, qui a eu pour effet immédiat un ajustement des taux pour tenir compte des nouvelles conditions de marché.
– La hausse des taux était inéluctable ; personne n’en doute et ce n’est pas tant le problème qui se pose aujourd’hui. Mais la question est de savoir pourquoi avoir attendu tout ce temps pour venir appliquer en une seule journée une hausse aussi brutale.
– Il faut préciser qu’un premier ajustement de ce modèle avait déjà été opéré fin septembre, afin de permettre d’intégrer en partie les conséquences du premier relèvement de taux directeur par Bank Al-Maghrib.
Ensuite, n’oublions pas qu’il s’agissait d’un modèle en place depuis 2004, qui a fait ses preuves et permis au marché obligataire de fortement se développer depuis. La décision d’opérer un changement dans un contexte exceptionnel nécessitait naturellement du temps. Les discussions ont été longues, afin de déterminer le meilleur moyen de corriger le modèle pour appliquer les ajustements nécessaires. Une fois finalisées, les modifications apportées impliquaient des corrections automatiques et immédiates, ce qui explique les mouvements forts en une seule journée.
– Le Trésor refusait en 2022 toutes les offres des investisseurs qui reflétaient la situation réelle des taux, maintenant les taux en déconnexion totale avec la réalité du marché. La hausse du 6 janvier pouvait, selon plusieurs acteurs du marché, être diluée sur l’année 2022. Est-ce un déni de réalité qui nous a menés à la situation actuelle ?
– Le Trésor a pour rôle d’optimiser le coût de financement de l’Etat. Pour ce faire, en plus d’organiser des séances d’adjudication hebdomadaires, celui-ci a mis en place ces dernières années un certain nombre de mécanismes qui ont prouvé leur efficacité. On compte parmi ces mécanismes le placement de ses excédents de trésorerie sur le marché monétaire, ou encore la gestion active de la dette à travers des échanges de titres proposés régulièrement aux investisseurs.
Ensuite, sur le marché des adjudications en 2022, la répartition de la demande et celle des levées du Trésor entre court terme et moyen-long terme étaient quasiment identiques sur l’ensemble de l’année. En effet, un peu plus de la moitié de la demande a été orientée vers le court terme, et cette même proportion était retrouvée au niveau des levées, ce qui témoigne du fait que le Trésor s’est conformé globalement à la structure de la demande des investisseurs.
Enfin, les investisseurs, en plus d’anticiper un resserrement monétaire par la Banque centrale dans un contexte inflationniste, s’attendaient aussi à des levées importantes du Trésor pour combler son besoin de financement. Ces anticipations ont eu pour effet d’augmenter naturellement leur aversion au risque, et d’orienter leur préférence vers des bons du Trésor à horizon court terme. Ainsi, au fil du temps, la proportion de la demande orientée vers le court terme est passée de 25% au premier trimestre à plus de 60% au troisième, et jusqu’à 76% durant le dernier trimestre. Le Trésor a donc dû composer avec cette structure de marché pour se financer, et a validé des hausses de taux sur le segment court terme. Le fait qu’il n’ait pas validé de hausse sur les maturités plus longues résulte en réalité en bonne partie d’un manque de demande sur ce compartiment.
Certains fonds à horizon très court terme ne devraient nécessiter que quelques jours pour rattraper leurs pertes de faible ampleur, tandis que ceux à horizon plus long devraient nécessiter davantage de temps.
– Les OPCVM ont accusé un coup dur après cette hausse. À combien estimez-vous les pertes dues à cette hausse des taux ?
– Il existe une multitude de catégories d’OPCVM. Ces véhicules de placement évoluent différemment suivant leur composition, leur horizon de placement et leur niveau de sensibilité aux mouvements de marchés.
Les OPCVM obligataires sont, de par leur nature, les plus sensibles à l’évolution de la courbe des taux. De manière générale, ces derniers exposent principalement à deux niveaux de risque : un risque émetteur, lié à un risque de défaut (ou non-remboursement de dette) de l’emprunteur ; et un risque de taux, qui se traduit par un risque de variation des prix dû à une variation de taux.
La matérialisation du risque de taux, comme cela a été le cas récemment, impacte les obligations à travers une baisse de prix ponctuelle. Celle-ci n’altère cependant en rien leurs caractéristiques dans la mesure où elles continuent à payer leurs coupons et le principal. Ainsi, ces baisses finissent par être récupérées mécaniquement et progressivement dans le temps. Le délai de récupération varie suivant l’horizon de placement, du plus court pour les OPCVM monétaires au plus long pour les OPCVM obligataires moyen-long terme.
– À combien estimez-vous ces pertes, et en combien de temps peuvent-elles être rattrapées ?
– Certains fonds à sensibilité extrêmement faible aux mouvements de taux n’ont pas enregistré de perte. Pour les autres, les pertes subies ont varié suivant les horizons de placement et les sensibilités. Ceux à horizon très court terme, à l’image des fonds monétaires, ne devraient nécessiter que quelques jours pour rattraper leurs pertes de faible ampleur, tandis que ceux à horizon plus long devraient nécessiter davantage de temps.
A titre d’illustration, l’indice global des obligations d’Etat, le MBI, a accusé une baisse de 4,5% le 6 janvier dernier. Au même moment, son rendement annuel s’est bonifié à 3,9%. Toutes choses étant égales par ailleurs et hors mouvement des taux, cela signifie mécaniquement que la baisse observée durant cette journée devrait pouvoir être récupérée en un peu plus d’un an, laquelle durée est à comparer à l’horizon d’investissement représenté par cet indice qui est de l’ordre de 3 à 5 ans.
Il est aussi très important de noter, comme le montre très clairement l’historique des performances, que plus les risques et les horizons de placement sont élevés, plus les espérances de rendement le sont également. En effet, sur des durées relativement longues, la performance des fonds à horizon d’investissement court est plus faible que celle de fonds à horizon plus long, même sur des cycles comprenant des phases de hausse des taux.
– Quelles leçons peut-on tirer de cette situation, à votre avis ?
– La situation actuelle rappelle l’importance du respect de l’horizon de placement, lors de tout investissement, pour se prémunir contre la volatilité des prix.
D’autre part, elle nous appelle tous, en tant qu’acteurs au niveau des marchés financiers, à opérer les changements nécessaires afin de garantir en tout temps la réalité des prix et renforcer la liquidité et robustesse du marché des taux.
Enfin, ces évènements nous incitent à poursuivre les efforts engagés afin d’accélérer la mise en place des nouveaux textes réglementaires et infrastructures de marché.
Directeur Général de Sogécapital Gestion
Directeur Adjoint de la Business Unit Banque d’Investissement
M. El Hnot a démarré sa carrière professionnelle en tant qu’analyste financier, il a été Directeur de gestion de CDG Capital Gestion, puis Directeur Général Adjoint, avant de rejoindre Société Générale Maroc où il est aujourd’hui Directeur Adjoint de la Business Unit Banque d’Investissement, en Charge de l’Asset Management de Société Générale Maroc et Directeur Général de Sogécapital Gestion.
Il est titulaire d’un MBA de la Rawls School of Busines (Texas Tech University) et diplômé de l’École Supérieure de Gestion (ESG Maroc).